Avec cette nouvelle série de sculptures, réunies sous l'intitulé Friselis, Christian Renonciat persévère dans ce qui fait sa "manière", son style immédiatement identifiable. Un matériau fétiche, le bois, de tilleul, de peuplier, d'ayous, de pin ou de merisier, quelques sujets d'inspiration tout aussi fétiches, le papier plié et déplié, les emballages, la mousse synthétique, le carton d'emballage déchiré. Voici définis, en leur tout, les ingrédients, mis pour l'occasion au service d'une pratique artistique exigeante, de haute technicité.
Cent fois sur le métier remettre son ouvrage. Cette devise toute artisanale, qui connote la répétition du geste, son recommencement nécessaire, la partition même de l'action méticuleuse comme moteur créatif, Christian Renonciat la fait sienne, à bon droit. Un détour par son atelier le confirme. À la verticale, posée sur un chevalet comme pourrait l'être une toile de peintre, s'expose un plateau de bois vierge. Celle-ci va être travaillée par l'artiste debout, armé de ses outils, gouge, biseau, tronçonneuse, meuleuse, ponceuse et autres limes. Du plan de bois s'extrait bientôt un paysage de bossages, de saillies et de creux à même de faire penser à la fameuse sculpture Terre Torturée d'Isamu Noguchi, évoquant de proche en proche une surface terrestre défoncée. Il s'en dégage alors une forme lisible, par élimination calculée de matière, tandis qu'à l'acte de défouir va se substituer pas à pas celui de la finition, ponçage ou vernissage au tampon. Entre début et fin de l'ouvrage, plusieurs jours ont passé, une relation intense s'est nouée entre la matière et l'artiste, le temps (comment on l'occupe, comment on l'annule) étant ici le compagnon naturel de Christian Renonciat au travail. La vieille division académique entre arts de l'espace : dessin, peinture, sculpture, installations, environnements, et arts du temps : littérature, théâtre, performances, cinéma ? Une aberration, de facto.
Si créer est façonner un espace-temps, projeter dans l'espace-temps cosmique l'espace-temps même de l'artiste et de l'œuvre d'art combinant leur pouvoir (de fabrique pour le premier, de présence pour la seconde), créer est aussi mettre en jeu une stratégie de vie. L'œuvre d'art n'est pas un objet mort mais, si on la considère depuis le versant de la création, tout le contraire : cet objet vif, matériel, avec lequel s'entretient l'artiste. Cet objet n'est jamais neutre ou passif, comme l'a bien décrit Alain dans son Système des Beaux-arts. Il impose une offre matérielle, une résistance ou une souplesse, diversement, il propose sans que l'artiste puisse toujours en disposer à sa guise. Une veine, un nœud un peu trop prononcé dans le bois et c'est tout l'édifice mental de l'artiste qui se doit de réagir, de modifier sa tactique, en une procédure d'accompagnement qui n'est pas forcément autoritaire mais portée tout autant à négocier. Toute création relève de l'adaptation, de la combinaison, de la combinatoire même, mais alors ouverte : en mathématiques, l'étude des configurations de collections finies d'objets ou d'ensembles finis, des configurations que la création artistique, à combiner par essence, par vocation et par pratique désordre et l'ordre et poésie et méthode, rend infinies.
Friselis, le titre de cette nouvelle série de travaux, en devient du coup très explicite. En littérature, le terme "Friselis" désigne, nous apprend le dictionnaire, un "petit frémissement doux et à faible intensité". Christian Renonciat a créé ce néologisme, de nature à nous éclairer, le "troublement". Je sculpte, artiste, une plaque de bois, mon idée est d'y représenter, par exemple, une enveloppe postale de papier qui a été pliée et dépliée. Un simple croquis préparatoire va suffire, l'important se passant entre le plateau de bois que j'ouvrage et moi, durant l'exercice de sculpture. Le rapport que j'entretiens avec la matière travaillée est forcément intense, il engage mon corps, il guide mes gestes, rythme mes respirations, crispe mes impatiences, libère mes soupirs. Créer est une gymnastique essentielle, un va-et-vient permanent entre les sollicitations du corps et celles de l'œuvre. Un jeu de pulsions, une apothéose du Trieb, diraient les psychanalystes. Le "troublement", trouble comme moment, trouble comme mouvement, trouble comme mécanique vitale, est l'effet de ces "friselis" que génère l'œuvre dans le moment même où elle est créée. "Pour moi, précise l'artiste, le trouble est le lieu de la chair des émotions : les émotions ont un corps, ou bien un lieu dans le corps, qui en est troublé" Le corps de l'artiste au travail frémit à la mesure des frémissements de la surface travaillée du bois, une complicité sensuelle se crée, une érotique se dévoile sous l'espèce d'un rapport chair à chair, chair de l'œuvre, chair de l'artiste, sur le modèle du couple, de l'appariement sensitif.
On exagère ? Assurément non. Ceux qui classent Christian Renonciat, par facilité, parmi les artistes du trompe-l'œil en seront forcément pour leurs frais : aucune des réalisations de ce maître du bois sculpté, ferait-elle l'effet de dupliquer un objet réel, ne ment sur ce qu'elle est, pour cette raison d'abord, l'agrandissement, fréquemment, et le fait que le bois soit laissé visible. Ceux qui voient en Christian Renonciat un émule obstiné de l'hyperréalisme, dans la foulée d'un Duane Hanson, ont tout faux eux aussi : le papier froissé, les lettres pliées, les mousses gonflées... qui servent de sujets de base à l'artiste ne sont pas présentés comme tels, sur le modèle d'une nature-morte originale où ces ingrédients auraient remplacé les pommes du compotier de Cézanne, ils sont tout à l'inverse autant de contredits, des propositions tridimensionnelles qui, in fine, font tout pour ne pas être ressemblantes et pour garder assez d'autonomie. Des artefacts singuliers certes tirés de formes existantes mais qui, en bout de course, sont leur propre forme.
Exister, disait le philosophe Gilles Deleuze, c'est choisir. Choisir quoi ? Ici, en l'occurrence, l'authentique sartrien contre l'inauthentique. Il serait temps, en somme, de considérer le travail artistique de Christian Renonciat sous ce qui semble être son espèce essentielle : un mixte de conceptualisation (la pratique naît d'une idée, d'un principe, de l'équivalent d'un théorème) et de sensibilisation corporelle à la matière (l'œuvre d'art est un objet sensible comme le sont les corps de l'artiste et du spectateur). Un art corporel, plus qu'un art de l'imitation. Une incarnation, plus qu'une mimesis. Autre élément décisif à prendre en considération, la rigidité de la méthode, qui accrédite la thèse d'un art en partie conceptuel évoquée à l'instant. Christian Renonciat n'entend nullement inventer un monde, déployer les pouvoirs délirants de l'imaginaire ou encore venir marcher sur les plates-bandes de l'art engagé. À l'écart du tumulte des modes, son œuvre se perpétue sous l'espèce d'un pendule et d'une pendule de son propre corps, à la fois ce qui mètre et ce qui rythme ses jours, selon un vademecum propre et sous l'empire de ce qu'un Claude Rutault, autre artiste lui aussi très méthodique et contemporain de Christian Renonciat, a pu appeler une "définition-méthode" : une manière spécifique de créer, reconduite dans le temps de la vie, qui est tout à la fois une fatalité, une source d'angoisse, un vecteur de plaisir, une respiration, le signe d'une réalisation et d'un accomplissement pertinents et non pas erratiques. Où Christian Renonciat, au-delà de la forme très particulière et très personnelle de ses œuvres, est un artiste unique.
Paul Ardenne est écrivain et historien de l'art. Il est notamment l'auteur de Art, l'âge contemporain (1997), Art, le présent (2009) et Un Art écologique, création plasticienne et anthropocène (2018).
Texte publié dans le catalogue de l'exposition "Friselis" - Juin-Juillet 2019 - Galerie Guillaume, Paris.