LE CHEVAL
"[…] C’est beau, la mécanique, et qu’est-ce qu’un cheval, sinon une magnifique machine, rutilante et fringante comme une moto de course ; il y a en effet une illusion à répéter que le cheval est une “conquête” de l’Homme : il est en vérité un pur produit de son génie et de son industrie, au même titre qu’un produit manufacturé, ou qu’un simple épi de blé ou de maïs (à l’état natif, ce dernier était gros comme un petit haricot…).
Cette belle mécanique, j’ai voulu la démonter, passionnément, et le travail que j’ai fait pour l’Ecole d’équitation de Saumur m’y portait particulièrement : le cheval y est le sujet d’un tel travail de maîtrise que j’ai cru devoir inscrire cette métaphore mécanique dans la sculpture elle-même : le cheval, œuvre de l’Homme.
En parcourant les manuels d’hippologie, j’ai eu la grande surprise, au milieu de chapitres très techniques sur la définition des races, ou la digestion, ou la techniques des aides… de trouver les beautés du cheval. En vérité, ce terme recouvre des notions très techniques, elles aussi, qui définissent les critères de la qualité chez le cheval : on y apprend que le front doit être large et plat, les joues sèches, le rein court mais la cuisse longue, l’avant-bras long et le canon court, le pied large, l’œil vif…
En quelque sorte, on rêve donc de quitter l’impérialisme de l’'héritage génétique, pour améliorer encore les performances de la machine; ainsi les éleveurs de chevaux de course, qui tournent depuis de longues années la marmite de la génétique pour obtenir un cheval long, et sortir du carré . Fatalité, c’est toujours le rein qui s’allonge (le deuxième tiers), alors que seule vaudrait ici comme “beauté” la longueur du bassin et de la cuisse (le troisième tiers, le moteur). Quelquefois, la Nature est têtue, comme si elle se refusait à n’être qu’une “cosa mentale”.
L'ANATOMIE
"[…] Il y a dans l’anatomie quelque autre chose qui fascine le sculpteur : l’enveloppe charnelle drape, mais cache et dissimule une subtile organisation d’os, de tendons, de muscles , de nerfs et de veines . Il faut une vie pour en faire le tour, et une autre pour en restituer quelque chose en sculptant la surface d'une matière rétive et réfractaire aux transparences.
On devine donc quel monde de mystères fascinants peut faire courir l’animalier ; mais il y a plus : ce réseau d’organes est extraordinairement organisé, et s’y superposent une structure osseuse, ligamentaire, musculaire, etc., au sein d’un organisme ou chacune a place et fonction. La beauté de cette organisation tient dans le fait que ces structures sont croisées. Le squelette dessine des lignes rigides que les ligaments attachent en diagonale ; les muscles traversent cet édifice en spirale, comme pour le tordre ou le croiser, contredits eux-même par d’autres réseaux musculaires en sens inverse, qui refont l’équilibre. Une ligne osseuse ne vaut QUE parce qu’elle est croisée par une structure musculaire, qui s’attache au porte-à-faux des épiphyses comme pour accentuer le croisement diagonal ou spiral, et mieux agir sur elle. Le réseau sanguin croise et recroise à son tour la structure interne, ajoutant son arborescence à fleur de peau.
On pense aux dessins de Léonard, et, par exemple, à son acharnement à reconstruire l’édifice du cou (l’un des plus beaux morceaux d’architecture croisée); on se rappelle que son étude du larynx n’a démontré sa justesse que sous la lumière des connaissances du XIXe siècle finissant. Mais il faut aussi rapprocher cette passion de celle qu’il a eu pour la draperie . Si je pose à ce moment la question “qu’est-ce qui est inépuisablement beau dans la draperie ?”, c’est pour répondre que là aussi, tout est structures croisées (les plis du tissu) rigoureusement organisées, cachant une autre belle structure qui lui donne son sens : l’anatomie."
ÉROTIQUE DU CHEVAL
"[…] Cette montagne de chair chaude, puissante et odorante exerce sur nous une fascination sensuelle évidente, que renforce son ambiguïté quant au genre : maternel par la taille, la douceur et le ventre (nous sommes près de lui comme un enfant dans le giron), il est féminin par la chevelure, l’encolure, l’entrejambes du devant (l’interars, qui est comme le sexe éludé des dames, dans la peinture classique), et puis cette formidable croupe que des millénaires de plaisanteries cavalières ont associée à celles qu’aussi, on monte; enfin il est mâle par la force, le garrot, le poitrail, le corps et quelquefois le sexe, auquel le même langage fait allusion comme à une référence.
Toute cette ambigüité —ce qui veut dire richesse— se retrouve dans les rapports que le cavalier entretient avec sa monture ; un doux mélange d’intimité et de respect, de compréhension et d’autorité, de séduction, de sanction et de caresse…"
Christian Renonciat ; textes, extraits.