Sur le fil

1977

Au début, il y a la philosophie : penser, réfléchir, écrire, voilà le métier que j’ai appris, et je l’ai aimé passionnément. On me pardonnera donc, j’espère, de dire moi-même quelque chose sur ce que je fais —comment et pourquoi— au fil des chapitres qui rythment les étapes du chemin parcouru depuis vingt ans. Au reste, le terme d’étape est lui–même trompeur, car c’est plutôt une violence faite à l’inertie, la volonté de se remettre chaque fois en chemin, que représentent ces chapitres (ponctuée à chaque fois par une exposition à la galerie Alain Blondel, sous le même titre).

C’est pourtant vrai que, depuis le début, il y a le bois ; avant le début, même, marqué par les odeurs et les bruits de l’atelier de mon grand-père. Aussi le registre dans lequel, vingt ans plus tard, je mettrai le temps à l’envers (manuel le jour, intellectuel le soir) est-il déjà tracé : le bois, ce sera le plaisir ; plaisir de sentir, de toucher ; plaisir de faire.

Cette escalade du faire, que je manifeste au début, ce n’est pas une ascension (le chemin initiatique de l’artisan), mais bien une galopade ; pour rien, pour le plaisir. Il y a donc de la surenchère joyeuse, dans ces premiers travaux : on a fait du drapé depuis toujours, alors pourquoi pas aujourd’hui un drap, un vrai drap qui sèche ? Puis, de là, un vêtement, une couverture, une botte…

Imprégné de ma lecture de Nietzsche, je suis toujours, comme alors, convaincu que mon rôle d’occidental fin de siècle n’est pas fatalement de couper mes racines, de faire l’africain, ou le bûcheron, pour tenter une jouvence. Je veux donc danser, certes, mais avec mon faix de culture, mélange intime de lourdeurs et de potentiels infinis. Je veux sculpter avec mon « métier » d’homme des bois, avec mon brouhaha de musique, d’histoire de l’art et de philosophie.

Au moment de ma première exposition à Paris (1978), tout le malentendu de ma position m’apparaît : porté par un engouement de l’époque pour le trompe-l’œil, elle alimente les désirs et les discours d’amateurs frustrés par l’art contemporain, sur le mode du « retour  au travail bien fait ». Je prends alors conscience de ce qui vraiment m’intéresse, et de ce que je poursuis à travers cette jonglerie sur le fil : non pas la représentation des objets de notre familiarité, clin d’œil au quotidien que j’ai fait sans le savoir ; mais ce travail de surface sur la tendre peau du bois, pour lui faire dire autre chose : un intérieur, une intimité qui ne sont pas les siennes, mais que le corps, lui, connaît bien pour s’y reconnaître dans tous les instants. Derrière l’effet perturbant et bien court du trompe-l’œil, il y a le plaisir, pour chacun, de ressentir et de reconnaître dans son propre corps un souvenir, une sensation, tout un monde insoupçonné, une culture même, que notre éducation nous fait oublier ou négliger. La matière des choses, exprimée par son grain, sa couleur, sa consistance ou son humidité, sont comme un miroir où le corps se reflète, se réfléchit, prend conscience et plaisir de lui-même.

Je découvre en même temps qu’au-delà du toucher primal de la main, il y a le toucher de l’œil, bien plus nuancé et subtil que l’autre, plus suggestif donc. Derrière le rôle très analytique de sa vue (la claire vue de Descartes) se cache, inhibée, oubliée, la vue qui touche, la vue du chat et de l’enfant. Il faut bien alors tromper l’œil, mais ce pas un but (montrer ce qu’on sait faire) ; c’est le moyen de l’étourdir, de le troubler assez pour qu’il laisse un instant le champ libre au regard qui touche, au regard du corps. Christian Renonciat, extrait (La voie du bois, 1997)